Rencontre avec : Cutwork Muuuz : Quelle est la genèse de Cutwork ? Antonin Yuji Maeno : Cutwork est né de la rencontre entre trois personnalités, un architecte, une entrepreneuse, Kelsea Crawford, et un investisseur, le designer graphique Robert Nakata. Avec Kelsea, nous avons fondé notre studio en 2016 autour d’une réflexion sur les nouvelles manières de vivre – la fin de la famille mononucléaire et la grande fragmentation des liens sociaux –, de travailler – la croissance exponentielle des travailleurs indépendants – et de produire – le début de l’économie collaborative, l’essor des technologies de pointe et la fabrication digitale –, car nous avons réalisé que le monde avait beaucoup évolué depuis trois décennies. Depuis 2016, on a réalisé des projets clés : une partie de la Station F, le mobilier des espaces de coliving Flatmates et l’abri pour les réfugiés Cortex Shelter. Tous ces projets s’appuient sur une analyse des nouveaux usages de la ville et de l’espace causés par l’arrivée des nouvelles technologies. Nous nous sommes spécialisés dans la conception et l’aménagement d’espaces de coworking et de coliving, car nous avons observé les changements profonds de notre société. Grâce à l’ordinateur portable, la fonction de la pièce n’est plus préétablie : on peut travailler partout, dans le salon, la salle à manger ou encore la chambre. La destination des pièces et des lieux n’est plus standardisée. L’enjeu de notre studio est donc de rendre les espaces plus souples. Kelsea Crawford : Aujourd’hui, nous souhaitons embaucher afin d’agrandir notre équipe de six architectes et designers pour faire face aux projets d’ampleur qui nous tombent dessus, notamment le premier coliving de Russie et la fondation de l’artiste Takesada Matsutani à Paris.Quels ont été vos parcours respectifs ? En quoi vos profils sont-ils complémentaires ? Antonin Yuji Maeno : J’ai d’abord étudié l’architecture à l’École Nationale Supérieure d'Architecture de Paris Belleville, puis celle de Paris La Villette. Ensuite, je suis partie un an en Inde pour travailler avec l’architecte Balkrishna Vithaldas Doshi, qui a reçu le prix Pritzker en 2018. A mon retour, j’ai suivi une formation d’entreprenariat dans les domaines de l’ingénierie, des matériaux et des techniques à l’École Nationale Supérieure d'Arts et Métiers pour développer mon procédé breveté de métal pliable. Ce produit a d’ailleurs été le point de départ de notre studio et lui a donné son nom. Kelsea Crawford : J’ai fait des études de communication et de journalisme à l’Université de Géorgie (Etats-Unis), mais mon parcours d’entrepreneur a commencé dès ma plus tendre enfance. Mon père m’a toujours poussée à entreprendre. A vingt ans, j’ai fondé ma première entreprise de marketing digital en Géorgie. Puis je l’ai vendue, avant de venir m’installer en France où j’ai rencontré Antonin. Pour Cutwork, je m’occupe surtout de la communication, du marketing, des budgets et du business plan, tandis qu’Antonin se charge de la partie créative. Il est aussi très doué pour l’entreprenariat et l’innovation, ce qui est rare.Avec votre mobilier modulable réalisé pour les appartements Flatmates, vous vous êtes référés à la conception japonaise de l’espace. Qu’en est-il de l’utilisation de ces notions architecturales nippones dans votre travail ?Antonin Yuji Maeno : Nous nous inspirons constamment de la conception japonaise de l’espace. Notre idée est de rendre les espaces plus flexibles, plus modulables, et donc plus proches de la manière dont nous vivons réellement dans les villes. Les Japonais sont les maîtres du design compact et des intérieurs modulables. Kelsea Crawford : En France, on utilise un mot pour désigner l’espace, alors qu’au Japon plusieurs termes le définissent. Les notions WA, BA et MA désignent l’espace et ce qui s’y passe. WA nomme l’harmonie, l’espace de concentration, BA signifie l’espace de collaboration, le lieu où il se passe quelque chose, et la notion MA est synonyme d’interstice, l’espace de liberté dans lequel l’inattendu peut se produire. La combinaison de ces trois notions nous permet de repenser et de réévaluer notre conception occidentale de l’espace.Cutwork est né de l’invention de votre procédé innovant de pliage de métal. Quel est son intérêt écologique ? Antonin Yuji Maeno : Notre procédé permet de fabriquer uniquement à la demande. Produire des éléments d’architecture et des pièces de mobilier à la demande est une réponse concrète au contexte de crise écologique actuelle, car ce mode de fabrication évite la délocalisation de la production, la surproduction et le stockage inutile de marchandises invendues. Kelsea Crawford : Cette technologie a l’avantage d’être très efficace. Les pièces métalliques sont produites grâce à des machines de découpe laser à partir de fichiers digitaux. Les pièces de mobilier peuvent donc être fabriquées à proximité du lieu où elles seront montées, puis installées.Le contexte politique et la crise écologique actuels influencent donc votre travail et vos projets. Quel avenir pour le design ? Dans quelle mesure peut-il être une réponse à ces problématiques-là ? Antonin Yuji Maeno : Les changements actuels justifient l’existence de Cutwork. Au niveau environnemental, nous sommes conscients de l’importance du choix des matériaux et des modes de production. C’est pourquoi, nous refusons la production de masse, ainsi que les projets qui ne préservent pas l’environnement et la dignité humaine. Cutwork a d’ailleurs été référencée par l'EIT Climate-KIC parmi les trente premières start-up CleanTech d'Europe.Kelsea Crawford : Notre approche est politique, car nous réfléchissons à la manière d’habiter la ville en tenant compte de la crise environnementale et des enjeux sociaux actuels. Notre conception du design et de l’architecture lutte contre la précarité et l’isolement. La promesse de notre coliving réside dans l’aménagement d’espaces partagés modulables.Avec Cortex Shelter, vous vous tournez vers une architecture sociale. Pourquoi ce projet ? Est-ce également une façon de parler d’un sujet politique extrêmement actuel à travers un dispositif concret ? Antonin Yuji Maeno : Nous avons travaillé avec la société Cortex Composites, qui a inventé et développé le béton roulé, un béton textile mobile sur lequel il suffit d'ajouter de l'eau pour fabriquer des canaux d’irrigation agricole et des murs de rétention durables. Kelsea a rencontré son dirigeant à une conférence Hello Tomorrow qui réunit les acteurs de l’innovation. Suite à cet événement, Cortex Composites nous a missionné pour réfléchir à des applications architecturales de son produit. De cette collaboration est née cette idée de logements abordables, à la fois faciles à fabriquer et durables. Constitué d’une structure de tubes en métal pliables et de pans de ciment, Cortex Shelter est une solution d’habitat pour les réfugiés installés dans des camps. Kelsea Crawford : L’abri Cortex Shelter peut être construit par deux personnes en moins d’une journée. Conçu pour être assemblé facilement à la main avec des matériaux trouvés sur place, la construction du logement ne nécessite aucune compétence technique et aucun équipement. Cortex Shelter permet d’améliorer les conditions de vie des réfugiés, en leur offrant une certaine stabilité et une plus grande sécurité. L’intérêt de ce nouvel abri est de prendre en compte la réalité concrète des camps de réfugiés, car les solutions actuelles destinées à abriter des réfugiés comme les tentes n’offrent pas des conditions de vie décentes. Aujourd’hui, les camps ne sont plus des espaces transitoires, mais sont bâtis comme des villes. Certains réfugiés vivent plusieurs décennies dans le même camp.Si vous aviez un budget illimité et zéro contrainte, quel serait votre projet rêvé ? Antonin Yuji Maeno : Notre projet rêvé pourrait être la conquête de l’espace… Réaliser le premier coliving du futur sur une autre planète, la Lune ou Mars. J’aimerais aussi concevoir une petite cabine préfabriquée à installer sur les toits des immeubles déjà existants. Kelsea Crawford : Nous aimerions également travailler sur des projets urbains de grande ampleur qui ont un véritable impact social sur le long terme. La réalisation d’un coliving intergénérationnel, où cohabiteraient des jeunes et des seniors, serait une belle avancée sociale.Pour en savoir plus, visitez le site de CutworkPhotographies : © LadegaineLéa Pagnier Précédent Suivant